A la recherche du temps perdu !
Qu’on l’aime d’été ou d’hiver, sombre ou claire, l’heure a toujours guidé l’homme dans son quotidien, confiné ou pas ! Témoins silencieux mais précieux du temps qui passe, véritables œuvres d’art suggérant la pensée, la poésie, l’art du raccourci, l’éloquence concrète et discrète, les cadrans solaires des Hautes-Alpes nous invitent à passer au soleil … et à rattraper le temps perdu !
« Longtemps, je me suis couché de bonne heure ». Marcel Proust et sa « Recherche du temps perdu » aurait eu beaucoup à écrire sur la période troublée que traverse le monde actuellement.
Au moment où l’on amorce un début de déconfinement et où de nouveaux liens humains se tissent ici et là, il aurait peut-être saisi l’occasion de se coucher un peu plus tard et partir pour une balade bucolique à la fois artistique, philosophique, un brin mystique sur les ailes du temps.
Témoins silencieux mais précieux du temps qui passe, œuvres délicates et colorées accrochées aux maisons, aux chapelles et aux églises, porteurs de messages qui interrogent l’homme sur son orgueil et sa condition face à l’immensité de l’univers, les cadrans solaires des Hautes-Alpes sont des livres ouverts sur l’histoire, la nature, la société et la vie.
Quelques semaines après le passage à l’heure d’été (une heure de confinement en moins disaient certains) et tandis que l’on retrouve petit à petit, les routes et les chemins des villes, des campagnes et des montagnes, ces « tableaux » polychromes souvent oubliés nous interpellent et nous demandent de venir célébrer l’astre du jour avec eux et à nous interroger sur la fuite du temps.
Et si nous partions en promenade pour quelques minutes ou quelques heures afin de nous ressourcer un peu et réfléchir au rythme de ces cadrans sur le monde qui nous entoure ?
Les Hautes-Alpes à l'heure du temps
Au commencement, il y eu une simple baguette plantée dans le sol : le gnomon (indicateur en grec). Successivement, Chinois, Incas, Aztèques, Egyptiens puis Babyloniens et Grecs l’ont utilisé avant que les romains ne multiplient cette technique pour une lecture plus aisée des heures. Le cadran solaire était né.
Délaissé au moyen-âge au profit des prières égrenées au fil des heures dans l’ombre des abbayes et des monastères, des sabliers ou des clepsydres, c’est la Renaissance qui remis le cadran en lumière tandis que les architectes, artistes, astronomes et mathématiciens, ont consacré de nombreux travaux à la gnomonique. L’apparition des fresques, des décors peints et des enduits colorés à la fin du XVème siècle puis au XVIIème siècle en Italie du Nord, Allemagne (Bavière), Autriche (Tyrol) et dans les Alpes Françaises (Queyras et Briançonnais) ont offert au cadran solaire, une nouvelle notoriété. Un essor qui s’achèvera au XIXème siècle à l’avènement de l’horlogerie mécanique et des montres individuelles.
Dans les Hautes-Alpes, territoire d’altitude où l’on vit dit « au plus près du soleil », on compte des centaines de cadrans solaires peints ou plus rarement sculptés, principalement dans le briançonnais (Briançon, Clarée, Guisane, Queyras et Pays des Ecrins). Les plus anciens ont été réalisés au siècle des lumières (XVIIIème). La lumière, quel symbole pour un cadran solaire !
D’abord simples dans leurs lignes et dans leur expression, certains d’entre eux se sont alors enrichis de la maîtrise picturale des voisins italiens tout en restant imprégnés du bon sens des montagnards face aux lois du ciel. Un art populaire accessible à tous, sur les maisons publiques ou privées, sur les places, sur les façades des chapelles et des églises. Comme les blasons du moyen-âge, ils étaient le reflet d’identités.
Jadis, posséder un cadran sur la façade de sa maison était un privilège mais aussi pour le passant, la possibilité de prendre l’heure tout au long d’une journée. Un quotidien rythmé par les tâches agricoles ou par les tintements des heures aux clochers des églises. Des édifices religieux dotés parfois de cadrans prestigieux et imposants, à l’image de celui peint sur l’une des deux tours de la Collégiale de Briançon (1719) ou plus discrets, tel celui de la chapelle du hameau des Prés à Puy-Saint-Vincent réalisé en 1718. Peut-être le plus ancien du territoire haut-alpin. Une œuvre d’une grande qualité calligraphique et une devise (en latin) à méditer : « Il est long d’apprendre et la vie est courte ».
Langage, expressions, réflexion
Car les cadrans solaires des Hautes-Alpes ont toujours été porteurs d’histoires, de messages, de symboles ou de légendes. Gravés, sculptés ou peints, tous avaient l’objectif de donner l’heure mais surtout d’interpeller le passant. Chaque sentence, chaque devise est une parole qui peut être humoristique, énergique, infaillible ou modeste. En français, en latin voire en « patois », la majorité des devises ramène toujours avec philosophie, l’homme à la petitesse de sa condition ou tout simplement à la brièveté de la vie. « Ne comptez pas sur la première car tout dépend de la dernière » peut-on lire sur l’un d’entre-eux, fine allusion aux heures qui passent et conduisent lentement vers la mort ou celle sonnant comme une ultime mise en garde : « Ne comptez pas sur la première car tout dépend de la dernière ».
On le voit, si le langage et les expressions des cadrans solaires haut-alpins offrent de remarquables sujets de dissertation au grand air, comment ne pas tomber d’abord sous le charme de la palette des couleurs employées. Des pigments naturels comme le blanc, le noir de suie, le bleu de colbalt, l’ocre jaune, l’oxyde vert, l’oxyde de fer rouge ou la terre de Sienne appliqués selon la technique de la fresque dans un tourbillon de guirlandes, rinceaux, faux-marbres, arabesques, coquilles et rubans mêlés au rêve, à l’imaginaire ou à la fantaisie.
Modernes ou classiques, baroques, rococo ou naïfs, les cadrans solaires des Hautes-Alpes proposent un catalogue iconographique original et populaire à commencer par les motifs végétaux. Fleurs (bleuets, marguerites, roses…), fruits, feuillages, corbeilles ou bouquets, ils témoignent souvent de l’environnement local. Parfois, des végétaux plus « étrangers » apparaissent. Dans ce registre, le cadranier italien Zarbula au XIXème siècle excelle. Surnommé « le poète aux oiseaux », avec des œuvres reconnaissables par ses encadrements en faux-marbres et trompe l’œil, il n’hésite pas à faire figurer dans ses compositions, un véritable bestiaire imaginaire et des végétaux plus « exotiques » : ibis, paons, toucans, dragons, licornes…
Néanmoins, l’animal le plus utilisé demeure le coq pour la richesse de ses coloris et le symbole de fierté et de vigilance qu’il représente jusqu’au sommet des clochers. On retrouve aussi des papillons, des rapaces, moutons, marmottes, écureuils ou chamois dans les compositions plus ou moins récentes.
Si on note parfois la présence de rares figures humaines (tête sculptée, angelots, personnages bibliques, atlantes…), on trouve aussi des paysages et des représentations des astres (lune, soleil, étoiles) ou signes du zodiaque. Bref, au gré des époques, le catalogue artistique est devenu immense et parfois spectaculaire. Le cadran solaire du col de Cabre, sculpté sur 35 m2 à même le rocher en 1807 (célébrant la création de la route par Ladoucette) en est le témoignage.
Déclin et renaissance
« Le cadran se meurt, le cadran solaire est mort. Les communications plus faciles, le luxe importé des villes et l’horlogerie à bon marché lui ont porté un coup mortel….Grâce aux mœurs nouvelles, le cadran solaire a donc perdu toute importance : on n’en fait plus peindre sur les maisons nouvellement construites, ou les rares spécimens que l’on trace encore sont sans devise et n’ont plus aucune valeur artistique : le goût s’émousse et l’indifférence remplace le bel enthousiasme de nos pères... » constatait le Docteur Raphaël Blanchard dans étude publiée en 1895 sur les cadrans solaires du Briançonnais.
Ces quelques lignes résument bien le processus ayant conduit à la disparition progressive des cadrans solaires à la fin du XIXème siècle dans nos régions. Malgré de nouvelles productions au début du XXème siècle, la qualité ne fut plus au rendez-vous et, faute d’entretien et de restauration, certaines œuvres furent oubliées, recouvertes ou détruites à l’occasion de réhabilitations de bâtiments ou lors des incendies de villages. Dès lors, le cadran solaire n’a plus été le tableau qui faisait l’orgueil du propriétaire et la joie du passant.
Fort heureusement, depuis une trentaine d’années, on redécouvre et on protège ces œuvres dont les plus fragiles. Si certaines ont été restaurées, des créations plus contemporaines sont venues égayer les façades, nées de l’imagination et de l’agilité des pinceaux des derniers cadraniers, faisant à nouveau de ces tableaux publics, la fierté des haut-alpins.
“Jamais le soleil ne voit l’ombre” disait Léonard de Vinci. A quelques semaines de l’été et après une trop longue période de confinement, l’ombre des cadrans solaires des Hautes-Alpes nous appelle au soleil et à partir à la recherche, d’un peu du temps perdu…